Une bibliothèque ravagée par les flammes... Événement dramatique par son caractère symbolique, qui touche à nos valeurs les plus fondamentales et évoque les grandes ruptures culturelles de l’histoire de l’humanité. Plus d’un lecteur (nous l’imaginons) pense inévitablement à l'incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en Égypte, monument emblématique de la civilisation grecque de l’Antiquité tardive, fondée par le roi Ptolémée Ier vers 300 av. J.C. Elle aurait été incendiée, selon les sources, par les troupes de César en -47, par celles d’Aurélien en 273, par celles de Théodose en 391 ou par celles du calife Omar en 642... Trop spectaculaire pour être vrai ? Elle a probablement subi au cours de l’histoire diverses dégradations de plus ou moins grande ampleur, avant de disparaître complètement.
À Dijon, la médiathèque Champollion fut ainsi nommée — évidemment — en l’honneur du déchiffreur des hiéroglyphes, qui nous ouvrit tant d’horizons sur la culture égyptienne de l’Antiquité... Elle avait ouvert ses portes pendant l'été 2007. Cet équipement imposant (1900 m ) et bien conçu, à l’architecture hardie, bâti autour d'un petit jardin intérieur offert aux regards par de larges baies vitrées, comprenait différentes sections telles qu'un centre multimédia, une salle de prêt, plusieurs espaces de lecture ou d’études, ouverts à de petits groupes, et une grande salle destinée à des activités variées. Il offrait un large éventail de ressources écrites, visuelles et sonores pour tous les publics, en particulier pour les enfants et les jeunes. Toutes les formes de culture y étaient représentées : on y trouvait par exemple d’importantes collection de mangas et de partitions.
Son implantation dans le quartier des Grésilles résultait d’une politique volontariste de la municipalité dirigée par François Rebsamen, qui décrivait en 2007 la médiathèque — excusez du peu — comme "une icône qui souffle son supplément d'âme à la ville"... Elle était l’élément-clé du projet de réhabilitation des Grésilles, après la destruction des « barres d’immeubles » (Billardon) au tournant du millénaire et la mise en place d’unités d’habitation plus petites avec accès à la propriété, censées favoriser la mixité sociale... et « ethnique ». En 2024, selon la Ville, la médiathèque a accueilli 133 groupes et classes et représenté à elle seule 14 % de l'activité du réseau des bibliothèques dijonnaises. Pour la maire, ce service public « joue un rôle fondamental dans l'équilibre du quartier ».
Malheureusement, il n'a pas suffi d'un urbanisme hardi pour résoudre les problèmes de pauvreté, de chômage, de ghettoïsation et d'exclusion, très présents dans ce quartier. Se trouver dans le tram à la station « Grésilles » (récemment rebaptisée Grésilles-Trimolet... tiens, pourquoi ?) ou déambuler le matin dans le quartier les jeudis et samedis, jours de marché, permet de le constater de manière évidente, et des sites immobiliers comme la-loipinel.fr, si bienveillants... envers les investisseurs, déconseillent formellement de s'y installer ! Les émeutes de juin 2020 qui ont opposé jeunes d'origine tchétchène et nord-africaine, puis les tensions de l'été 2023 consécutives à la mort du jeune Nahel n'ont rien arrangé, et, pour reprendre une expression quelque peu lénifiante, le quartier demeure "sensible".
Un premier incendie, rapidement maîtrisé par les pompiers, s'était déclaré dans la nuit du 17 février, vers 3 h 30. Déclenché depuis l’extérieur du bâtiment (sans doute avec des cocktails Molotov), il avait endommagé la bibliothèque « jeunesse » et les systèmes informatiques. Madame Koenders le qualifiait le jour même de "criminel", et exprimait sa solidarité envers les agents de la médiathèque et les habitants du quartier. La C.G.T. observait : « C’est à chaque fois les services publics qui sont visés, avec des conséquences directes pour les habitants du quartier et les agents qui y travaillent au quotidien ». Quant à Emmanuel Bichot, candidat de droite à la mairie avec son "micro-parti" Agir pour Dijon, il mettait les pieds dans le plat : « La réaction à la pression exercée récemment par la police sur le trafic de drogue dans le quartier semble un motif évident »... Était-il si sûr que cet argument servait ses intérêts électoraux ?
En tout cas, la médiathèque avait rouvert le samedi 1er mars, et dès la nuit suivante, un nouvel incendie, plus sérieux, éclatait. Alors que la préfecture indiquait prudemment : « il appartiendra à l’enquête judiciaire de déterminer les causes exactes et les circonstances de l’incendie », la maire de Dijon montait d’un cran, évoquant « deux actes évidemment liés entre eux », et ajoutant :
« Nous sommes sur toute la chaîne du spectre de la délinquance : de la prévention à la répression. Nous avons renforcé et professionnalisé, à Dijon, la police municipale. Et toutes ces actions déstabilisent et dérangent les trafics visiblement, puisque nous avons en réponse des actes criminels ». Emmanuel Bichot surenchérissait, demandant « aux bailleurs sociaux de prendre leurs responsabilités dans un quartier hébergeant des appartements nourrices et des points de deal »... sans fournir, d’ailleurs, la moindre source à ce sujet.
Le lendemain, lundi 3 mars, 300 personnes environ se sont rassemblées devant la médiathèque, exprimant leur inquiétude face à cette attaque, puis chantant une Marseillaise plus ou moins appréciée... Le préfet Mourier parlait cette fois plus clairement (« Nous menons des actions pour lutter contre le trafic depuis quelque temps et avec une plus grande intensité : notre action déstabilise les points de deal, ce qui amène, de façon assez lâche, les personnes en cause à incendier un bâtiment public à destination d'enseignement et de culture »), et décidait de déployer une unité de C.R.S. dans le quartier.
Les bibliothécaires convenaient d’assurer une présence les mercredis et vendredis à l’Atrium (place des Savoirs, à 300 m.), pour "échanger autour d'un café/thé, découvrir les services des bibliothèques à Dijon, rendre les documents, et profiter d’une sélection de revues mises à disposition") et de maintenir les partenariats avec les écoles et institutions pendant la période de fermeture.
Attachés à la culture pour tous, partisans déterminés de la création de La Parenthèse, nous, membres de Réinventons Quetigny, avons été choqué·e·s par ces événements et souhaitons une réouverture rapide de la médiathèque Champollion, pour le plus grand bien des Dijonnais·es de tout âge, qui doivent pouvoir bénéficier à nouveau, le plus vite possible, d'un équipement culturel source de connaissances, d'émotions et d'émancipation. Nous sommes heureux de constater que la municipalité de Dijon et les agents de la ville ne cèdent pas au découragement et sont déterminés à exercer leur mission en faveur de la culture et de l’intégration. Mais nous nous gardons bien de traiter, comme certains, de « vandales » ou de « barbares » les auteurs des destructions...
Les incendies volontaires de bibliothèques méritent qu’on les considère avec recul, en essayant de comprendre pourquoi ces lieux de culture deviennent des cibles. Des chercheurs se sont intéressés au phénomène, en particulier (en 2015) le sociologue Denis Merklen (https://shs.cairn.info/revue-vacarme-2015-3-page-72?lang=fr&ref=doi). Il observe d’abord que ces sinistres ne sont pas si rares : dans une liste incomplète, il a recensé 74 bibliothèques incendiées entre 1994 et 2014. Il propose « des éclairages pour qu’une interprétation politique puisse sourdre de ces silences entretenus de part et d’autre d’une ligne de front où un monde populaire abandonné refuse d’obéir à des règles qui l’ont exclu ». Il constate que les incendies ont toujours lieu dans les "grands ensembles" d’habitat social, qu’ils supposent la fabrication préalable de cocktails Molotov, qu’ils se déclenchent au cœur de la nuit, qu’ils ne comportent jamais de violences physiques aux personnes, qu’ils ne sont jamais revendiqués, même anonymement. Il ajoute que d’autres types de dégradations de bibliothèques se produisent dans les « quartiers ». Enfin, il note qu’aucun discours politique ne cherche à "donner sens" à ces faits, et qu’aucun débat public ne s’élabore sur une bibliothèque incendiée. Il va jusqu’à mettre en cause ses collègues de sciences sociales qui écrivent beaucoup sur les "quartiers" et leurs "émeutiers" sans jamais aborder cette question.
Il suggère que ces incendies « disruptifs » sont, pour leurs auteurs, une action qui tente de dire quelque chose. Il relève des phrases prononcées par les "jeunes des quartiers", objet de ses enquêtes : « Si Sarko passe on vous brûle la bibliothèque ! » ; « Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour qu’on reste dans son coin, tranquille, à lire ! ». Il conclut : « Politique sans être partisane, espace militant et espace public, ouverte au quartier mais nettement séparée de celui-ci, la bibliothèque est une opportunité offerte et en même temps l’emblème d’un groupe social qui rappelle jusqu’à la provocation l’ignorance de tous ceux qui la regardent de loin sans pouvoir y entrer, espace souvent luxueux au milieu de la pauvreté, sanctuaire des livres dans un monde où la question de la langue constitue l’un des objets centraux des conflits sociaux et politiques qui traversent les classes populaires ».
Pour Denis Merklen, les bibliothèques sont vues par certaines personnes discriminées comme intrusives ou méprisantes. Plus elles sont investies, par les institutions, d’un caractère sacré, plus elles mettent en avant leur rôle inclusif dans les quartiers, plus elles échouent, paradoxalement, dans leur mission d’intégration.
La conclusion de l’auteur ? Elle est particulièrement exigeante à l’égard des bibliothécaires, qui doivent selon lui désacraliser autant que possible leur établissement et conquérir les classes populaires par le discours et la persuasion : « Seule la repolitisation des savoirs et des lieux de savoir permettrait d’arrêter le feu ». Vaste programme !
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