Il faisait froid, il faisait déjà nuit… en ce début décembre, une brume opaque, glaçante recouvrait tout, et Zoé, mon petit chat, attendait dehors au fond de la Place centrale… Mais pourquoi Melchior, son ami hibou du Parc des Cèdres, avec qui il avait rendez-vous, était-il tant en retard ? Peu à peu il passait du doute à la crainte, de l’impatience à la colère. Pourtant c’était bien là, au pied de la statue « la marche du temps » dont on ne discernait déjà plus la présence, qu’ils avaient promis de se retrouver pour se rendre au Fournil Gourmand dont les viennoiseries réunissent bien des moineaux en terrasse. Zoé et Melchior appréciaient leur conversation primesautière et toujours très documentée sur les événements de la Place centrale. Mais ce soir-là, ils avaient disparu depuis longtemps à la recherche d’un peu de chaleur.
Il faisait froid, il faisait déjà nuit… Admirant et enviant le stoïcisme, la résilience et le principe d’espérance de la statue horloge « La marche du temps » qui, selon certains anciens, était située à l’origine au cœur d’une fontaine et possédait peut-être à l’ époque deux aiguilles sur le globe soutenu par l’enfant juché sur les épaules de l’homme tenant d’une main des cymbales aujourd’hui muettes et de l’autre un bâton de cérémonie à pommeau d’or, Zoé n’avait jamais compris pourquoi aucune municipalité n’avait envisagé, depuis 1982, de mettre à disposition des passants un écriteau explicatif. Pourtant son créateur, Dominique Kaeppelin, sculpteur et graveur multidisciplinaire du Puy-en-Velay, était connu et reconnu dans différents domaines, exerçant son talent tout autant dans l’art profane que dans l’art sacré (à Dijon : aménagement du chœur de l'Église Notre Dame ; mobilier liturgique et fresque de la chapelle Guillaume de Volpiano, Cathédrale Saint Bénigne).
Il faisait froid, il faisait déjà nuit… Zoé attendait… Seul ? Pas tout à fait. Ayant perçu son désarroi, Zénon et Achille l’avaient rejoint. Zénon était le seul lombric rescapé de la bétonnisation de la Place centrale, et il se plaisait souvent à citer la fameuse phrase de Charles Darwin concernant son espèce (1882) : « Il est permis de douter qu’il y ait beaucoup d’animaux qui aient joué dans l’histoire du globe un rôle aussi important que ces créatures d’une organisation si inférieure ». Zoé remerciait toujours son ami détritivore pour son action indispensable à la bonne santé du sol qu’il drainait, aérait et mélangeait. Quant à Achille, nul besoin de vous le présenter, il s’agit de ce petit hérisson, protecteur des morts dans l’Égypte ancienne et animal totem de l’enfance et de l’innocence, qui eut en toute discrétion un rôle majeur dans la conception et l’élaboration du réaménagement et de la (re)végétalisation de la plaine des Aiguisons, lors des réunions publiques.
Il faisait froid, il faisait déjà nuit… Mais que faisait Melchior ? Pour un hibou, parcourir la distance depuis le Parc des Cèdres jusqu’à la Place centrale ne présentait aucune difficulté et prenait très peu de temps, même s’il ne pouvait atteindre la vitesse du faucon pèlerin en piqué, plus de 300 km/h, l’oiseau le plus rapide du monde. Certes, il respectait habituellement la vitesse autorisée de 30 km/h mise en place sur l’avenue du stade, mais quand même, soupira Zoé… Nos amis, rejoints par l’Écureuil échappé du fronton d’une agence bancaire, envisageaient de partir à sa recherche, empruntant chacun un itinéraire différent, quand il apparut soudain, étrangement sérieux et songeur, à tel point que tous demeurèrent muets, le sourcil levé. Au bout de quelques minutes, Melchior raconta :
« J’étais sur le point de vous rejoindre quand j’entendis au fond du parc un tumulte étrange, mélange de croassements et de sifflements qui déchiraient la nuit...
— Des corbeaux ? suggéra Achille.
— Oui, en effet, je les connais bien ; mais quand je fus proche, je découvris que les sifflements étaient émis, vous n’allez pas me croire, par un couple apeuré et prêt au combat d’hamadryades !
— Quoi, les corbeaux s’attaquent désormais aux charmantes nymphes protectrices des arbres, celles qui les accompagnent tout au long de leur vie !, rugit Zoé...
Melchior le rassura immédiatement, car « il s’agissait en fait d’un couple… »
« De Cobras Royaux », l’interrompit Zénon, expert en homonymie.
Stupeur, effroi ! Melchior leur expliqua qu’ils sont souvent inoffensifs et n’utilisent leur venin que quand ils se sentent menacés. En général ils se cachent dans les forêts tropicales. Tous voulaient connaître la suite… Melchior, comme tout bon médiateur, avait souvent constaté que des conflits et même des drames trouvaient leur racine dans la méconnaissance des autres, la peur de l’étranger pouvant engendrer la haine. Il avait donc favorisé, après les avoir écoutés respectivement et respectueusement, une relation de dialogue et de bonne intelligence entre tous. « Oui, qu’ils prennent exemple sur nous ! » s’exclamèrent Zénon et Achille, dont les premières rencontres avaient été assez explosives, atavisme oblige ! Heureux dénouement : quand Melchior quitta le Parc des Cèdres, les corbeaux aidaient les cobras royaux à édifier avec des branchages un petit abri, une sorte de crèche pour être protégés durant la nuit. L’Écureuil posa alors La Question : « Pourquoi sont-ils ici, chez nous ? ». Melchior relata alors que les deux Ophiophagus Hannah lui avaient confié être arrivés à Quetigny depuis l’Asie suite au dérèglement climatique, leurs conditions de vie étant là-bas gravement menacées par la pollution des eaux et la déforestation. « Cela ne m’étonne pas », soupira Achille qui, en tant que citoyen engagé (pléonasme ?), aimait consulter les études de l’U.I.C.N. (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), ce qui lui avait permis d’apprendre que 14 % des mammifères, 19 % des poissons d’eau douce, 23 % des amphibiens, 24 % des reptiles, 32 % des oiseaux nicheurs étaient menacés en France métropolitaine… Mais comment lutter contre des politiques mondiales au service d'intérêts privés détruisant la biodiversité nécessaire à la survie commune ? Tristesse, colère, honte !
Zénon prit alors la parole en citant une phrase du professeur Jean Bernard : « Il faut ajouter de la vie aux jours lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie ». Chacun se plongea dans ses propres réflexions existentielles, cherchant une réponse, la réponse au pourquoi du vivant… Attirée par ce rassemblement survint la petite Deuche rOse du magasin éponyme qu’ils accueillirent fort aimablement. C’était une cinéphile avertie fréquentant souvent les salles obscures. Voulant parader devant elle, l’Écureuil cita cette pensée de Woody Allen : « On devrait vivre sa vie à l’envers... Commencer par mourir, ça éliminera ce traumatisme qui nous suit toute notre vie. Se réveiller dans un hospice puis se faire expulser pour bonne santé. Travailler, jusqu’à devenir assez jeune pour profiter de la vie. Faire la fête, aller au lycée, au collège. Puis devenir bébé. Passer neuf mois tranquilles à flotter. Et pour finir quitter ce monde dans un orgasme ». Certains sourirent à cette hypothèse, et bientôt ne purent retenir leur rire ! En conclusion Zoé proposa comme synthèse un passage de Christian Bobin : « Une des plus belles visions est que l’univers est un seul instant, que dans l’œil de Dieu il n’y a que cet instant où les morts, les vivants et les êtres à venir sont contemporains, agissent les uns sur les autres ». Silencieusement Ils se saluaient pour se séparer quand dans la nuit noire, ébahis, tout frissonnants, ils entendirent comme venant de nulle part un duo de voix, l’une grave et précise, l’autre plus fluette et hésitante, leur confier avec conviction :
Alors émerveillés de lui ils le regardent
Être là
En ce mois de décembre 2024, à Quetigny, Place centrale, ainsi parlait non pas Zarathoustra mais, au début du temps de l'Avent, la Marche du Temps s'adressant à tous, à ceux qui croyaient au ciel et à ceux qui n'y croyaient pas...
Savoir attendre...
Eliot dort
Du sommeil de tous les sommeils
Du prodigieux sommeil
Avec ce presque rien d’asiatique
Qu’affichent les bébés
Il se déprend de la grande fatigue
Des berceuses marines à l’air léger
De la chaude et obscure caverne intime
À cet espace de claires zébrures heurté
Le son soyeux de son souffle est régulier
Pour davantage de confort
Il croise encore ses petits pieds
Et s’en va tranquille
Mains à empoigner le monde
Au plus vaste de tous les espoirs
Rien de plus fort qu’Eliot qui dort
Drapé dans l’odeur surette du lait caillé
Il dort tout entier
A la confiance en l’amour maternel
Et sa douce ronde infinie
Luc Strenna - Ridules - Éditions Edilivre