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L'urbicide de Gaza, un crime

 

Dès le début de la guerre en Palestine, il y aura bientôt un an, la bande de Gaza a été systématiquement ciblée par les bombardements aériens d’Israël, avant l’offensive terrestre, pour faciliter l’intervention militaire.

Pour commettre ces crimes, Israël, soutenu par son pourvoyeur d’armes américain, s’est caché, par sa propagande, derrière la "volonté d’éliminer les terroristes du Hamas", argument d’ailleurs en contradiction flagrante avec la dénonciation des fameux "tunnels" où ils se réfugiaient. Le ministère de la Santé de Gaza estime le nombre de morts parmi les habitants à 40 000 (dont plus de la moitié de civils) depuis le 7 octobre ; le respecté journal médical The Lancet compte, lui, 186 000 morts en incluant les décès liés aux conséquences de la guerre. Ces chiffres effarants qui légitiment l’accusation de génocide commis par Israël (terme employé par Francesca Albanese, rapporteure spéciale devant le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU) ne doivent pas faire négliger un drame d’une autre nature.

Il ne s’agissait pas seulement de tuer des habitants, mais de raser systématiquement Gaza. D’autres bombardements ont suivi l’assaut d’octobre 2023 ; d’autres immeubles ont été détruits par Tsahal au moment où les troupes avançaient dans la ville, mais aussi après sa prise de possession par l’envahisseur, particulièrement par l’utilisation systématique d’explosifs. L’UNOSAT (centre satellitaire des Nations unies) estimait fin août à plus de 156 000 le nombre de bâtiments concernés (63 % de toutes les constructions de la bande de Gaza). Des quartiers entiers ont été anéantis, l’alimentation en eau est compromise. Le déblaiement de 42 millions de tonnes de débris pourrait prendre, selon l’ONU, jusqu’à 14 ans...

Certaines destructions étaient indiscriminées, mais hôpitaux, lieux de culte et écoles furent particulièrement visés : plus de 60 % de ces bâtiments ont été gravement endommagés ou abattus selon l’UNOSAT.

Ajoutons que la supériorité financière et technologique d’une puissance militaire est déterminante dans cette « sale guerre » de démolition : comment défendre une ville  contre des avions F-16, des chars Merkava et 40 000 tonnes d’explosifs ?

L’ONU constate aussi l’impossible retour de beaucoup de Gazaouis, et des dégâts architecturaux, culturels, humains... irréparables. Ces destructions (300 bombardements par jour, nombre jamais atteint auparavant) ont en réalité pour but d’anéantir tout ce qui vit dans la cité : l’ex-officier d’artillerie Guillaume Ancel affirme « Quand on utilise des missiles d’une tonne, on ne vise rien, on détruit ». Le but est de rayer de la carte des quartiers entiers ; de faire table rase du patrimoine culturel de Gaza (mosquées, églises, château, port, palais de justice) en contradiction avec la convention de La Haye de 1954 ; de détruire les archives du cadastre (pour priver les habitants de leurs propriétés) ; de refuser toute hygiène aux Gazaouis ; de les faire fuir ; de priver ceux qui y resteraient (ou y reviendraient) de leurs repères, de leurs souvenirs, d’une part essentielle de leur univers mental, de leur "vivre ensemble", de leur "urbanité"...

Devant l’ampleur et l’inhumanité de ces destructions, qui n’ont évidemment rien à voir avec la libération des otages israéliens et s’avèrent hors de proportion avec les objectifs stratégiques du conflit, donc contraires au "droit de la guerre", s’impose un terme utilisé par les géographes : urbicide, du latin "urbs" (ville) et "cide" (tuer).

Il n’est pas nouveau : il fut employé dès les années 90 par l’architecte et urbaniste Bogdan Bogdanović, ancien maire de Belgrade (à propos de Sarajevo, ville ravagée par Milošević).

Il s’est imposé dans le milieu universitaire avec les travaux de la géographe Bénédicte Tratnjek. S’étant intéressée dans les années 2000 à la notion de « mémoricide » (destruction des lieux de mémoire) en ex-Yougoslavie, elle a utilisé celle d’« urbicide » en 2008, l’appliquant aux paysages et aux valeurs urbains, et la définissant comme une « mise en scène de la haine dans la ville ».

Il a ensuite été utilisé rétrospectivement par des historiens, à propos, par ex., de Drogheda (Irlande), Bouaké (Côte-d’Ivoire), Manille (Philippines)..., et même (de manière un peu surprenante) d’une ville comme Detroit, victime des tentatives de destruction de sa mémoire ouvrière. Certains vont jusqu’à l’appliquer à des excès d’urbanistes ou d’équipes municipales peu respectueux de l’identité de la ville comme lieu de convivialité, qui infligent — même en temps de paix — à la ville, à son architecture, à sa population et à sa culture des violences menaçant l’urbanité au point de se muer en catastrophe urbaine : « grands ensembles » en France, « gated communities » aux U.S.A., architecture stalinienne en ex-URSS...

 

L’urbicide, dont le « projet » est défini par la géographe  Véronique Nahoum-Grappe comme « la volonté politique de destruction de la ville » : « la ville où l’ennemi vit, bouge, se nourrit, invente, aime et se dispute, c’est cela qu’il faut annihiler, rendre nul, vide, abrasé, rasé et reconstruit sous la mode nouvelle du conquérant ». L’ampleur des destructions à Gaza correspond évidemment à cette définition. Cette ville est devenue invivable pour les survivants.

Malheureusement, ce terme scientifique ne recouvre jusqu’à présent aucune notion juridique du droit international ou humanitaire. La prise en compte du concept par les Nations Unies serait un progrès considérable tant les enjeux sont importants. Notre solidarité s’impose aussi pour Gaza, ville martyre !

 

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