
Retraites : "conclave", embrouilles et mépris
Comme il semble loin, ce mois de février 2023 où l'unité syndicale autour de Laurent Berger et Philippe Martinez mettait dans la rue l'ensemble des organisations de travailleur·se·s contre la réforme brutale et injuste des retraites, concernant tou·te·s les salarié·e·s né·e·s à partir de 1961, signée Élisabeth Borne !
Qu’il paraît fallacieux, le maigre espoir suscité par Bayrou accordant, en janvier dernier, la promesse au parti socialiste (alors prêt à voter une motion de censure) d'entamer un trimestre de négociations « sans aucun totem ni tabou » sur cette réforme Borne — qui fixait l’âge de départ à 64 ans —, pourtant déjà promulguée depuis septembre ! Le terme de "conclave" fut choisi pour une négociation au ministère du Travail, sans doute pour suggérer qu'une décision devait absolument être prise à l'issue des discussions, sans atermoiement, comme pour l'élection d'un pape ; et Bayrou accompagnait sa convocation d'un ultimatum : sans accord, la réforme de 2023 continuerait de s’appliquer...
Certains syndicats avaient vite compris que cette pseudo-négociation était un leurre. Force Ouvrière, méfiante, avait quitté la table dès le 27 janvier, dénonçant une "mascarade" : « Ni le format, ni le périmètre, ni la méthode ne nous conviennent »... Puis la CGT (le 19 mars), avait fait de même : « À chaque fois que des petites avancées ont été obtenues, ça s'est traduit par des reculs pour d'autres catégories de salariés ». La déclaration de Bayrou affirmant (le 16 mars) : « Je ne crois pas que la question paramétrique, comme on dit, c'est-à-dire la question de dire "voilà l'âge pour tout le monde" (...) soit la seule piste »... était une véritable provocation : l’exécutif enfermait les représentants des travailleurs dans une impasse. Le patronat ne pouvait que se féliciter, et cachait à peine sa satisfaction. Il ne restait au gouvernement qu'à multiplier les thèmes de discussion sur des points moins cruciaux, comme l'"âge de décote" (âge auquel les salariés peuvent partir à taux plein alors qu’ils n’ont pas tous leurs trimestres cotisés) : décote annulée à 67 ans selon Mme Borne, contre 66 ans réclamés par la CFTC et la CFDT, restées autour de la table. Le Medef, de son côté, refusait toute hausse des cotisations patronales, thème qui avait justifié, aux yeux de la CFE-CGC, le maintien du syndicat des "cadres" dans la négociation. La FSU et Solidaires n'ont même pas eu l'honneur d'une participation au "conclave"...
Depuis des semaines, ce thème des retraites motive les travailleu·r·se·s, comme l'ont montré de multiples manifestations depuis le 1er mai. Le 5 juin, une large majorité de l'Assemblée nationale, dans le cadre d'une "niche parlementaire", a adopté la résolution proposée par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (communistes), visant à abroger la réforme de 2023. Le texte, validé par 198 députés contre 35, n’a cependant aucune portée contraignante pour le gouvernement : une résolution n'est pas une loi ; et le Sénat, évidemment, voterait contre si on lui soumettait le texte, ce qui laisse le dossier en l'état.
Constatant l'impasse, la France Insoumise avait annoncé le dépôt d'une motion de censure contre le gouvernement sur les retraites, cherchant des signataires au sein d'autres groupes parlementaires (puisqu'elle avait "grillé" une bonne partie de ses "droits à motion" depuis un an), et ce dans un climat de fortes tensions à gauche. L'échec de cette motion était de toute façon inévitable, le groupe RN refusant de s'y associer, prouvant ainsi son peu de préoccupation pour une grande partie de son électorat.
Les négociations devaient se terminer le 17 juin... Comme rien de significatif n'avait été obtenu à cette date,
- ni sur la pénibilité et l'usure professionnelle, qui auraient pu être mieux prises en compte dans le "C2P" (Compte Professionnel de Prévention), cheval de bataille de la CFDT,
- ni sur un calcul plus favorable du salaire moyen des trimestres acquis par les femmes, prenant davantage la maternité en considération (proposition faite par le MEDEF, mais sans toucher aux cotisations patronales) "en échange" de la suppression de la surcote parentale à partir de 63 ans...
une réunion "de la dernière chance" s'est tenue le 23 juin.
Le patronat n'y a proposé que des concessions minimes sur certains métiers pénibles (port de charges lourdes et "points d'usure"), mais rien sur le travail de nuit ou "en trois huit" par exemple. Et il a refusé toute hausse de cotisations ou du forfait social (contribution que paient les employeurs sur la participation ou l'intéressement). À propos de l'âge de la décote , il n'a concédé aux syndicats qu'un abaissement de 6 mois du seuil de 67 ans, "coupant la poire en deux".
Le constat d'échec s'imposait, établi par les négociateurs dans la nuit du 23 au 24 juin.
Le parti socialiste s'est alors réveillé : Jérôme Guedj a annoncé une motion de censure, actant — bien tard — la rupture avec le gouvernement : « Il y a une parole donnée qui a été trahie, et moi, je n'aime pas être fait cocu ».
Bayrou a refusé d'entériner ce fiasco, prenant la parole le 24 juin à 7 heures du matin (!) pour obtenir à tout prix un accord, comprenant fort bien que ses jours à Matignon sont comptés si "sa" réforme échoue lamentablement. Cette fois, Marylise Léon (CFDT) lui a fait savoir que sa centrale refusait de participer à un nouveau round de négociations et qu'il devait prendre ses responsabilités... Imagine-t-on vraiment Bayrou forcer la main au patronat ?
Le 26 juin, un hallucinant tour de passe-passe a été mis en scène par le Premier ministre, qui s'est félicité devant la presse du « progrès » et de l'« espoir pour la démocratie » (sic) qu'ont représenté l'« accord implicite » sur le passage de l’âge de départ à taux plein de 67 ans à 66 ans et demi et le « consensus » sur « l'amélioration » des retraites des femmes (qui reste à venir)... Tout en soulignant le caractère "remarquablement utile" du conclave, il s'est permis au passage de fixer une date pour une nouvelle rencontre à l'automne, comptant sur les vacances d'été pour faire oublier la faillite des négociations. Il n'a pas convaincu grand-monde, mais l'épisode lui aura permis de passer quelques semaines de plus à Matignon... avec le soutien implicite de l'extrême-droite : comme attendu, les groupes de gauche ont massivement voté pour la censure, aidés par quelques députés du groupe LIOT, mais les voix du RN ont manqué pour renverser le gouvernement.
Cela pouvait-il se terminer autrement ? Le point de départ de la négociation était la réforme Borne, véritable provocation contre le monde du Travail, adoptée par 49-3 dans la douleur, face à des millions de manifestants... Seule une refonte totale de la loi (supposant, dans notre État démocratique, un vote du Parlement au terme du processus) était acceptable, et les organisations syndicales les plus clairvoyantes l'ont vite compris. Que sont venues faire les autres dans cette galère ?
Bilan des opérations : le gouvernement est plus impopulaire que jamais, les syndicats se retrouvent profondément divisés, la représentation nationale est bafouée, le patronat n'a rien perdu des avantages qu'il doit à Madame Borne et qu'il défend pied à pied, la réforme de 2023 continue de s'appliquer. Un boulevard semble s'ouvrir pour le R.N., qui, lui, se bat sur d'autres terrains... Cruelle défaite pour les travailleu·r·se·s !
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